Ils ont faim, les pauvres....

Maddy poussa la porte, avant même que Dawn ne se presse pour l’ouvrir à sa place. Enfin, il aurait pu le faire mais elle devait lui montrer qu’elle n’en avait rien à faire… Elle entra et lâcha la porte. Une odeur étouffante de café empreignait l’atmosphère et enveloppa la jeune femme d’une bulle rassurante. Même si ce n’était pas si rassurant que cela. Elle se tourna et sourit à Dawn, puis se retourna pour trouver une table libre. Il y avait peu de monde, comme à l’accoutumée, ce qui n’étonna guère Maddison. Elle s’avança vers le buffet et prit un plateau et des couverts. Elle n’avait pas mangé ce matin, elle allait se rattraper rapidement. Trois muffins, trois croissants, deux yaourts, et un verre de jus d’orange. Pas très équilibré mais bon pour le moral. Elle montra du bout du nez la table et attendit l’approbation de Dawn, sans un mot. Elle ne savait pas trop quoi lui dire à présent. Elle pouvait être si bavarde parfois, mais si silencieuse à d’autres moments. Nerveusement, elle tripota son pendentif en argent et se retourna complètement pour faire face à Dawn. Et puis, elle pouvait choisir la table, il n’avait rien à dire bon sang ! Elle se retourna et partit s’asseoir à la table blanche. Petite, et confortable. Maddison posa son plateau et s’assit sans un mot, terrifiée à l’idée de n’avoir aucune conversation.

« Je pourrais parler du rat ! Nan, c’est dégueulasse, on va manger… Seth et Ireland alors ? Il va me trouver gonflante ! J’en ai marre, je vais parler de bouffe et il parlera comme ça… »

Dawn entra dans la caféteria à la suite de Maddison et elle lâcha la porte sur lui directement après l'avoir franchi. *Ca t'apprendra à être méchant avec les filles de caractère*, songea Dawn en évitant soigneusement la porte. Il prit un plateau repas et se servit avec enthousiasme : deux kiwis, cinq tartines beurrées sur lesquelles il ajouta une belle dose de Nutella, une dizaine de madeleines, deux yaourts au fruit, un muffin, trois tranches de mie de pain vierge et trois bananes. Il avait énormément d'appétit, comme d'habitude. Ou peut-être un peu plus.

C'était surtout son appétit sexuel qui était décuplé par trois. Après une rupture, il était du genre à sauter sur tout ce qui bougeait. Maddison se dirigea, après une vague hésitation, sur une petite table près d'une fontaine d'eau. Dawn, aussitôt son plateau posé, s'empressa de courir s'abreuver et remplit un pot d'eau qu'il ramena à table.

- Bon, et sinon ? Les cours ? T'as avancé ?

Que pouvait-il dire d'autre ? Parler de ses amours ? Parler de sa famille ? De ce qu'elle faisait en dehors du travail ? Il ne savait plus vraiment où se mettre. Il avait lâché ça avec tellement d'indifférence, elle allait se sentir vexée. Sauf qu'elle ne le montrerait pas. Trop de fierté pour ça.

Maddison entama ses muffins lorsque Dawn s’assit en face d’elle, et leva la tête pour le regarder. Il avait rempli son plateau comme d’habitude et ce petit rien la fit sourire. Elle hésita un moment avant de répondre. Peut-être que Dawn se sentait aussi mal à l’aise qu’elle. Et elle se voyait mal placer des petits sous-entendus sexuels, comme elle avait l’habitude faire lorsqu’ils étaient ensemble.

- Bah les cours… J’en ai peu en ce moment parce que le directeur m’a averti que la plupart des élèves n’arrivaient pas au début de l’année scolaire, mais plutôt vers les fêtes de fin d’années. Alors j’ai pas grand-chose en ce moment. J’ai même pas encore puni d’élèves, je les impressionne trop, ils ne bougent pas, pour le moment, ajouta-t-elle en souriant. Et toi ?

Il fallait également qu’elle ne pioche pas dans le plateau de Dawn. Il n’aimait pas ça en général, et surtout s’ils ne sortaient plus ensemble. Mais dans quel plateau pouvait-elle piocher à présent ? Elle finit son muffin au chocolat et s’essuya les lèvres avec une serviette en papier, histoire de ne pas en avoir partout sur le visage. Elle se frotta le bout du nez avec le bout de son index et fixa Dawn en attendant sa réponse, tout en prenant un autre muffin. Maddy était plutôt détendue pour le moment et était persuadée que ça se passerait bien, sans annicroche. Elle ne pouvait se le permettre, sinon, elle perdrait Dawn en tant qu’ami, ce qu’elle n’aurait supporté. Et puis, il avait bon fond, elle ne pouvait lui en vouloir de l'avoir larguée. "C'est comme ça, c'est la vie", disait si souvent ses parents.

Dawn commença à dépecer sa première banane, après avoir déguster cinq de ses madeleines. Il adorait le verbe dépecer sans être très sûr de la raison et mieux valait pour lui ne pas la connaître, au fond, car il était persuadé d'être un psychopathe qui s'ignorait. Et il préférait continuer à ignorer. Ce qui l'arrangeait aussi, dans le fait de manger avec Maddison, c'était qu'il pouvait la regarder faire en toute innocence. Il l'observa tandis qu'elle entamait ses muffins. Elle était tellement jolie et elle avait tellement d'innocence dans chacun de ses gestes ; ça, il ne pouvait pas l'ignorer.

- J'en ai pas encore donnés, vu que les élèves de 3e année sont encore pas arrivés. Je ferais bien une intervention dans ta classe, un de ces quatre, histoire de voir si je les impressionne aussi. Et puis, les cours de langues, ça me connaît, fit-il en souriant et en engloutissant sa deuxième banane.

Il s'apprêtait à commencer la dernière puis se rendit compte que ce qu'il avait précédemment dit pouvait être interprété d'une manière opposée à ce qu'il souhaitait. C'aurait été idiot de sa part, surtout devant son ex-copine. Il tenta de se rattraper :

- ... étant donné que... j'ai beaucoup parcouru la planète et que je maîtrise bien... l'anglais...

*T'es débile ou quoi ? C'est normal de maîtriser l'anglais quand on l'est soi-même !*

- ... l'italien et l'espagnol... l'allemand... un peu de croate... du roumain... le japonais, maintenant, faut bien... Enfin, bref, t'as compris, quoi...

Il se sentait tellement bête devant elle. Il avait un peu peur qu'elle ne le juge. Finalement, manger seul aurait été préférable.

Concernant les sous-entendus que Maddison évitait, Dawn était un chef! Elle savait bien qu'il ne l'avait pas fait exprès et elle commença à rire lorsqu'il tenta de se rattraper de son mieux. Un rire aussi innocent que ceux des enfants, et assez franc puisqu'elle ne se forçait pas. Si maladroit, mais si gentil au fond. C'était sûrement cela qui l'avait fait craquer. Elle ne se souvenait plus exactement à quel moment elle avait commencé à éprouver une certaine attirance pour lui, mais ce n'était sûrement pas lorsqu'il mangeait, vu qu'il s'empiffrait à longueur de journée. Peut-être que son rire venait de le vexer...

- Pardon... Mais j'ai pas pu m'en empêcher, ajouta-t-elle en levant ses deux mains comme pour s'excuser, un large sourire aux lèvres.

Maddy prit son verre et en but une ou deux gorgées, du bout des lèvres. Elle avait plus faim que soif. Elle le reposa doucement et s'essuya les mains avec sa serviette en papier, car les pépites de chocolat de son muffin les avaient salies. Puis, elle passa une main dans ses cheveux car ses mèches de devant la gênaient. Elle entama l'un de ces deux croissants dorés et regarda Dawn. Il semblait si sûr de lui lorsqu'il se mouvait, cela impressionnait Maddy. Elle se sentait légèrement timide face à lui et ne savait plus vraiment quoi lui dire.

- Euh... Et sinan... Le directeur t'a convoqué dans son bureau? Parce qu'il m'a convoqué pour me dire qu'il assemblait presque tous les nouveaux enseignants pour leur expliquer comment fonctionnaient les cours dans l'établissement. Mais il a rajouté un truc du genre "mais vous n'êtes pas obligée d'appliquer mes conseils mademoiselle Musk..."...

Maddison s'arrêta pour finir son verre et termina son speech:

- Et je lui ai rétorqué que si je n'étais pas obligée de suivre ses soit-disants conseils, je ne voyais pas l'intérêt de nous convoquer, et de me faire perdre mon temps par la même occasion...

Elle s'arrêta pour laisser à Dawn le temps de répondre à la question qu'elle lui avait posé quelques minutes plutôt.

Evidemment, le jeu de mot révélateur mais inconscient de Dawn avait suscité le rire chez Maddison et la voyant ainsi de meilleure humeur, le jeune Irlandais (qui n'était plus si jeune) se mit, lui aussi, à sourire. C'était bête de ne plus s'entendre aussi bien qu'avant leur rupture pour une histoire aussi idiote. Il ne voulait pas lui gâcher la vie et il ne voulait pas gâcher la sienne, voilà tout. Bien sûr, si on partait de ce simple principe, il n'y aurait jamais eu de couples sur Terre. Mais Dawn idéalisait le couple amoureux et uni qu'avaient formé ses propres parents. Ils étaient si unis qu'ils étaient morts ensemble. (Roméo et Juliette, quelles foutaises !)

- Ca fait rien, va ! J'ai eu l'air ridicule, non ? l'excusa-t-il, amusé.

Il l'observa, à la fois attendri et content. Attendri, parce qu'elle était simplement très mignonne dans la vie de tous les jours, à boire un verre, à essuyer ses mains, délicatement, et à passer ses mains de ses cheveux, les agencer de telle manière qu'elle ne les avait plus devant les yeux mais qu'ils n'étaient pas tenus derrière ses oreilles. Bon, il était aussi très attendri de voir les gens manger et il se demandait toujours si ce n'était pas, de sa part, son cerveau qui déconnait et lui faisait voir des trucs sexy là où il n'y en avait pas. Content, pour rien. Parce que c'était comme ça.

- J'ai été convoqué mais euuh... j'y suis pas allé. Parce que j'avais mon dossier à terminer.

D'ailleurs, il ne l'avait encore pas fini et il était très, très en retard.

- T'as eu raison de lui balancer ça dans la tronche.

Dawn se retourna pour vérifier que le directeur n'était pas dans les parages pendant qu'il le critiquait puis arracha un morceau de pain de mie qu'il enfourna dans sa bouche déjà pleine.

Maddison avait enfin retrouvé le sourire. Il n'y avait aucune gêne entre eux, ce qu'elle avait plus redouté qu'autre chose. Elle finit son croissant tout en le regardant et soupira.

- Il craint ce directeur. On est obligé de jouer les hypocrites pour avoir une augmentation. Et il pète plus haut que son cul, de toute façon, il ne veut pas manger entouré d'élèves, il va au restaurant tous les jours avec la secrétaire. Et il a osé me dire qu'il fallait à tout prix éviter de faire des photocopies car, comme il le dit si bien "le papier ça coûte cher!".

Un petit sourire aux coins des lèvres, elle termina ses croissants avant d'enlever l'opercule de son yaourt à la framboise. Maddy prit sa cuillère et l'attaqua tranquillement, tout en réfléchissant. Qu'allaient-ils faire après le repas? Ils allaient se quitter, comme ça? Il fallait mieux ne pas passer trop de temps avec lui, elle craquerait forcément. Un brin trop sensible peut-être. Maddison s'était toujours demandé si la sensibilité était un défaut ou une qualité. Trop de sensibilité la faisait vomir dans les films, elle trouvait ça trop bête, mais dans la vie réelle, n'en fallait-il pas un minimum?

- Bon, je devrais pas le pourrir de cette manière... C'est lui qui me paye... Mais il le mérite! ajouta-t-elle en mangeant son yaourt. Et puis, ce n'est pas de ma faute s'il se vante de se taper la secrétaire, qui essaye tant bien que mal de le cacher, la pauvre... J'essayerai de me cacher à sa place... murmura Maddy avant d'éclater de rire.

Dawn trouvait le repas sympa. Il se déroulait dans la bonne humeur, visiblement. Il n'était pas sûr d'être vraiment de bonne humeur ou de jouer un rôle pour ne pas dégrader leurs relations. Peut-être que c'était qui faisait mine d'être joyeuse mais qui mourrait d'envie de le frapper ou de pleurer. Il n'en savait rien et il détestait se gâcher la vie avec la haine ou la tristesse. Il avait rompu pour s'éviter des souffrances inutiles et de même pour elle mais il n'était pas tellement sûr d'être moins souffrant, maintenant. Etant donné qu'il mangeait, c'était encore moins le moment de penser à des choses tristes. Le repas lui faisait constamment penser à des grandes tablées - même lorsqu'il était seul - où rires et bonne humeur n'étaient pas simulés. Ca faisait réunion de famille, comme à Pâques ou à Noël. Et ça, c'était génial. Pas question de se bousiller la vie maintenant. Il finit son pain de mie et goba ses madeleines.

- Il se tape sa secrétaire ? Ce con ? Alors qu'elle... elle est super mignonne !

Peut-être légèrement déplacé de parler de ça devant son ex petite amie, songea Dawn, un peu tard, malheureusement. Maddison allait penser qu'il avait eu tout à loisir de reluquer la secrétaire, même lorsqu'ils sortaient ensemble. Ce qui était faux. Durant leur relation, Dawn n'avait pas le souvenir d'avoir regardé une autre fille. Si ce n'est la coiffeuse mais il n'avait pas eu trop le choix parce qu'elle s'occupait de sa tête et la vision de cette pute de luxe ne l'avait pas franchement emballé.

- C'est vrai que ce directeur m'a semblé un peu... près de ses sous. C'est pour en avoir plus lorsqu'il va manger chez Bocuse, peut-être ?

Est-ce que c'était bon, chez Bocuse ? Dawn n'avait jamais eu assez d'argent pour se payer un repas là-bas mais l'ambiance semblait tellement soignée qu'elle perdait probablement de son charme. Il ne voulait pas connaître la déception. Chacun des repas de sa vie lui avait apporté une grande satisfaction, même ceux qu'il devait prendre sur une barque du Nil ou seul, emmitouflé dans des laines, en Himalaya. Il se dit à cet instant qu'il était bien à cette table - pour la chaleur et le confort - et bien avec Maddison.

Maddison termina son yaourt et commença le dernier qu'il lui restait. Manger lui rendait les idées plus claires mais elle préférait ne pas en abuser, ce n'était pas dans sa nature. Sauf quelques exceptions, mais c'était si rarissime qu'elle s'empiffre comme une grosse qu'elle se souvenait de chaques fois qu'elle l'avait fait. Elle se promit de ne pas se resservir, ce qui pouvait faire penser à une anorexique surveillant son régime, bien qu'elle était loin de l'aneroxie, tout en restant très éloignée de l'obésité. Et devant elle, Dawn s'empiffrait, et elle s'obstinait à se demander où il mettait toutes cette bouffe. Maddy souriait et ça lui faisait plaisir de manger avec lui. Elle préféra faire abstraction de la remarque sur le physique de la secrétaire et essaya de l'oublier.

- Ce type me fait horreur. Et la secrétaire mérite bien mieux! Elle est jeune, jolie et gentille, elle aurait pu trouver mieux que ce vieil avard... En fait, je ne sais pas vraiment l'âge qu'il a...

Finissant son yaourt, Maddison s'aperçut qu'elle vantait les louanges de la secrétaire. Peut-être que Dawn voudrait se la faire? A cette pensée, ses entrailles se contractèrent furieusement et se relachèrent subitement. Il valait mieux ne pas y penser. Au pire, elle irait voir la secrétaire et lui dirait que Dawn est un type immonde pour ne pas que la jeune femme soit tentée. C'était horrible de sa part, un vrai coup salop que Maddy n'oserait jamais faire. Ou peut-être que si, mais dans ce cas-là, elle ne serait pas dans son état normal. Autant virer cette idée de son esprit le plus vite possible.

- Bon, j'suis sûre qu'il a moins de soixante ans, et plus de trente...

Décidément, Dawn était heureux de voir que la conversation déviait, bien que la situation le mettait assez mal à l'aise, simplement parce que passer de l'amour - même platonique - à l'amitié n'était pas chose facile. Il ne gardait que très peu de contacts avec ses ex et surtout, il évitait de manger avec elle étant donné qu'il avait toujours trouvé ça sexy et que trouver ses ex sexy, c'était une façon de dire qu'il voulait se remettre avec elle. Il s'efforçait de ne pas regarder Maddison parce qu'au fond, même après leur rupture, il se sentait idiot de l'avoir lâchée, laissée seule au fond de son oubliette, elle qui était déjà seule depuis qu'elle était là. Lui aussi était seul, mais uniquement au travail. Le soir, lorsqu'il rentrait, Seth était dans la cuisine, il faisait ses devoirs dans le calme et la patience et Dawn retrouvait Ireland, toute souriante et joufflue comme elle l'avait toujours été depuis qu'il en avait la garde officielle.

Il se demandait parfois ce que devenait Camelia. Elle aussi était toute seule, à se battre contre son corps et sa maladie. Il préférait ne plus s'occuper d'elle et ne prendre soin que de leur fille. Ca valait mieux ainsi.

Il se préoccupa davantage de Maddison, qui théorisait sur l'âge du proviseur. Dawn, qui savait même sa date de naissance - parce qu'il fouillait de partout -, lui dit :

- En fait, il a soixante-sept ans. T'étais trop loin...

Il se remit à manger paisiblement et se dit que c'était certainement mieux que ça se finisse comme ça. Qu'ils n'en parlent plus et qu'ils trouvent quelqu'un d'autre, de mieux, de plus méritant, pour peupler leurs solitudes respectives.

Maddison lâcha sa cuillère, qui tomba sur la table avec un bruit désagréable. Elle resta bouche bée quelques secondes et fronça ses sourcils. Comment un homme aussi âgé pouvait travailler, surtout dans un pensionnat peuplé de jeunes gens surexcités? Elle secoua légèrement sa tête et reprit sa cuillère en main. Poussant du coude son plateau sur le côté, elle tortillait le bout de métal sans y penser. Elle fixa Dawn, curieuse, un large sourire aux lèvres.

- Comment tu sais ça, toi?

Un long frisson la parcourut à la pensée qu'elle ne toucherait plus Dawn. Cette idée venait de l'effleurer à l'instant et son sourire retomba. Il allait trouver cela anormal de sa part, ce changement soudain. Elle lui sourit une nouvelle fois, avec un peu moins de gaieté. Mais que faisait-elle ici? Son subconscient avait du mal à assimiler la rupture et l'avait entraîné ici. Dégoûtée d'elle-même, elle tordit sa cuillère en deux, formant un arc bizarre.

- Il devrait être à la retraite... Enfin... Je ne sais pas si dans ce pays, la retraite ça existe... ajouta-t-elle en chuchotant, comme pour changer de pensée.

- Les Japonais n'ont une retraite que quand ils ne sont plus à même de travailler... C'est ce que j'ai compris.

La conversation était limite débile. Dawn s'en rendait compte. Ca ne tournait pas rond, mais, est-ce qu'ils étaient obligés de ne parler que d'amour et d'amitié ? Est-ce qu'il ne fallait pas parfois passer à autre chose et changer de sujet ? Rester ami, c'est ce que lui voulait et au fond, il regrettait sa décision.

Le sourire de Maddison s'effaça soudain, comme si apprendre une chose pareille - que le directeur était prof des soixante-dix ans - la rendait complètement triste, ce qui ne devait quand même pas être le cas. Après tout, les présidents aussi ont la soixantaine bien tassée et ça ne les empêchait pas de régir leur pays comme des vieux rois tyranniques. Tiens, l'Empereur du Japon, est-ce qu'il n'avait pas quatre-vingt ans ? En fait, puisque Dawn n'en était même pas sûr, il préféra garder cette remarque pour lui.

- Et sinon ? Euuh, bientôt Noël ?

Alors, là, il aurait sûrement mieux fait de la fermer.

Maddison fixa Dawn un instant, sans comprendre. Le déclic se fit quelques secondes plus tard. Noël. Elle avait oublié. Mais comment avait-elle pu...? C'était la période qu'elle aimait lep lus lorsqu'elle vivait en Europe. Mais, sans neige, elle ne s'était pas repérée. Elle ne pouvait pas rentrer en France, de toute façon, sa famille ne voudrait pas d'elle. Elle ne savait pas où était sa meilleure amie. Et Maddy venait de perdre Dawn. Que lui répondre?

- Oui, dans quelques jours, effectivement... T'as trouvé un truc sympa pour Ireland?

Dawn n'avait peut-être pas trouvé de jouets suceptibles d'intéresser la gamine. Un avis féminin aurait pu l'aider. Mais ce n'était plus vraiment possible, presque malsain de lui donner des conseils. Gênée, Maddy pensa que ce n'était pas vraiment un sujet à aborder avec Dawn. S'il lui posait des questions, elle devrait lui dire la vérité, il aurait pitié d'elle. Elle n'avait pas vraiment besoin de cette pitié qui la dégouterait plus qu'autre chose. Elle pouvait aussi mentir, mais, vu son état d'esprit, elle n'y arriverait pas et il verrait immédiatement. Et il aurait encore plus pitié. Maddison baissa la tête vers sa cuillère tordue. Tranquillement, elle essaya de la remettre correctement.

Les fêtes de Noël étaient une période que Dawn chérissait, enfant. Puis détestait, ado. Et chérissait de nouveau. Malgré tout, il n'était pas sûr que ce soit la meilleure solution que d'en parler, bien que techniquement, rien ne l'en empêchait parce qu'il avait tout à loisir de discuter des fêtes, du chocolat et de ce qu'ils allaient faire, chacun, pour les fêtes. Il ne voyait pas bien en quoi ce n'était pas un bon sujet mais ce n'était pas un bon sujet. Il choisissait rarement de bons sujets, même s'il ne voyait pas de raison.

Là, Maddison tentait de remettre la fourchette qu'elle avait tordue (nerveusement ?) Dawn pensait à la télékinésie, don que semblait posséder son père car la plupart des cuillières de la maison était tordue à son passage. La vue de la fourchette fit sourire le jeune Irlandais malgré lui. Il fit taire son rire, le trouvant trop farouche, trop déroutant. Maddison penserait qu'il se moquait d'elle et ce n'était pas vrai.

Elle lui demanda alors ce qu'il pensait acheter pour Ireland. Et cette question lui fit mal au coeur. Non parce qu'il n'avait aucune idée de cadeau pour une fillette, justement, il en avait beaucoup. Les rayons des magasins étaient cafis de jouets et les boîtes en carton oubliaient rarement de préciser l'âge qui correspondait aux jouets. Mais il était subitement triste de repenser à son enfance à lui. A tout ce qu'il avait eu, tout ce qu'il n'avait pas manqué d'avoir, car ses parents l'avaient aimé plus qu'il ne le méritait et lui avait offert bien plus et bien mieux que tout ce qu'il avait demandé. Il avait été plus qu'un garçon satisfait. Il avait été heureux. Et il avait quitté sa famille sans l'ombre d'un remord, un matin, pour s'engager dans une débilité sans nom de laquelle on l'avait viré pour qu'il puisse s'aventurer seul dans les pires endroits du globe. Sans jamais repenser à sa famille qui, en Angleterre, l'attendait. Et l'aimait encore. Il aurait été sa mère ou son père, Dawn se serait détesté. Même en vadrouille, il avait penser à rentrer quelques temps en Angleterre, juste pour revoir sa famille. Mais il n'arrêtait jamais. Il reportait son retour au pays. Jusqu'à ce que ses parents ne meurent. Et qu'il finisse par rentrer au chaud. Parfois, il se disait que regretter ne suffisait pas. Il fallait punir. Mais à quoi bon ? Ca ne changerait rien, pas même sa façon de voir les choses. En fait, il comprenait aujourd'hui comment ses parents s'y étaient pris pour le garder au calme : ils lui avaient donné Seth.

- Je lui ai acheté une poussette et une poupée. Avec des petits livres interactifs.

Il voulait détendre l'atmosphère en disant une idiotie du style : "J'avais pensé à lui offrir une bagnole, un ordinateur et du maquillage mais les vendeurs m'ont déconseillé" Quelle image allait-il donner de lui ? Il n'avait pas envie de plaisanter tout le temps. Il finit par ajouter, peut-être pour anticiper mais aussi, parce qu'il savait que Maddy était intéressée par Seth :

- Mais je n'ai pas vraiment d'idées pour Seth. Il est tellement bizarre, ce gosse...

C'était sa manière de lui demander de l'aide ?

Maddison éclata de rire. "...bizarre, ce gosse..." n'était pas vraiment les mots qu'elle aurait employé pour parler de son petit frère. Elle n'en savait trop rien de toute façon, et n'avait pas à le juger, puisqu'elle n'avait pas de frère mais elle trouvait cette expresison marrante.

- C'est ton frère, Dawn! Tu sais pas s'il aime lire... peindre... faire de la musique... sortir... des trucs de son âge? Enfin, je suis mal placée, j'y connais pas grand chose... Mais ça devrait pas être bien complexe...

Elle reposa sa cuillère, à peu près en état, mais la reprit immédiatement pour la triturer. Elle ne pouvait s'en empêcher. Maddy fit la moue et reprit la conversation.

- Et tu devrais te dépêcher, Dawn! Les boutiques seront pleines de gens la veille de noël, et d'ici là, tu auras moins de choix en magasin... Je dis ça mais j'dis rien... ajouta-t-elle en souriant.

Elle tordit sa cuillère juste pour son propre plaisir, tout en réfléchissant. Peut-être devait-elle lui donner un petit coup de main? Elle aimait beaucoup aider les autres, même si elle n'avait rien en retour. Et Dawn aurait peut-être besoin d'aide pour choisir quelque chose qui plaise à Seth... Non, elle ne pouvait pas faire ça. Dawn croirait que... Peut-être qu'au fond, elle voulait vraiment... Maddison n'en savait trop rien. Bon, autant se faire envoyer balader une seconde fois, ça n'avait presque plus d'importance pour elle, à présent.

- Tu veux un petit coup de main? J'suis pas une experte mais si tu veux un avis féminin... J'suis là...

Dawn se doutait déjà que Maddison allait lui proposer son aide. Elle paraissait étonnée de le voir aussi peu investi dans les goûts de son frère ou bien si ignorant. Dawn n'ignorait plus grand chose de Seth. Enfin si, probablement qu'il ignorait tout ce que son cher petit frère avait sur le coeur, tout ce à quoi il songeait au fond de lui et qu'il savait taire, dans son atroce discrétion. Elle qui n'avait pas de frère ne devait pas savoir à quel point c'était dur pour Dawn de connaître le sien dans chaque détail. De le connaître alors qu'il le redecouvrait chaque jour tandis qu'il l'avait quitté tout petit et qu'il n'avait assisté en rien à sa croissance, à son enfance et à son adolescence. Là, Seth devenait un homme - et précocément en plus, vu qu'il n'avait que quinze ans. Et Dawn se sentait très idiot parce que lui se sentait n'être qu'un jeune garçon tout petit et pas très mûr dans ses relations sociales. Il savait beaucoup de choses sur Seth mais rien qui ne faille l'affaire pour le cadeau de Noël d'un jeune fourbe d'étudiant sérieux qui venait de perdre ses parents.

"Il aime Ireland. Je peux pas lui donner." songea-t-il, amusé parce qu'il valait mieux en rire - c'est ce qu'aurait fait son frère - plutôt qu'en pleurer.

- Tu dis que ce ne devrait pas être bien complexe parce que... tu le connais pas. Moi, je le connais et justement, il est vraiment pas simple dans sa tête. Enfin, si, mais trop... Trop de simplicité fait naître les difficultés. Ca marche pour lui, ça, tu vois...

Le jeune professeur soupira. C'était le genre de dictons qu'il inventait et qui ne signifiaient franchement rien. Sauf avec Seth, bien sûr. En réfléchissant bien, il se foutait complètement de la musique. Il écoutait les bandes originales des comédies musicales indiennes, du genre Bharati, ou les BO de films bollywoodiens avec son frère et sa nièce, se contentait d'un peu de pop japonaise à la radio et il avait déjà un iPod qui marchait plus que bien, parce qu'il prenait vraiment soin de tout ce qu'il possédait. Il aimait lire mais empruntait à la bibliothèque parce qu'il n'aime pas sentir la possession d'un livre, parce qu'il ne l'avait pas écrit et ne le méritait pas. Dawn n'était pas du tout d'accord avec ça mais Seth s'en foutait aussi pas mal. Il ne peignait que très peu - et très mal, aussi, ce qui était faux - parce qu'il préférait sortir au musée pour observer les "vrais peintres", comme il les appelait, ce à quoi Dawn répondait souvent que les "vrais peintres" avaient tous commencé en bas de l'échelle, donc en n'étant pas encore des vrais, voire en n'étant même pas peintres.

- Il ne fait rien que je faisais à son âge. Je ne faisais rien que les gosses de quinze ans font. N'empêche qu'il s'en fout de tout. Il a des passions pour tout sans que ce ne soit passionné...

Maddison était nerveuse. Elle triturait ses couverts, les tordait, les remettait en place pour que deux minutes plus tard, ses mains, impatientes, retournèrent tordre le métal. Est-ce qu'elle était mal à l'aise ? Et est-ce que c'était à cause de lui ? Ou parce qu'elle s'intéressait vraiment à ce que Seth pouvait aimer dans la vie ? Dawn voulait trouver sa main et la caresser, pour qu'elle se calme un peu et qu'elle cesse son manège. Ca lui donnait le tournis. C'était un plaisir malsain, peut-être ? Tout comme ceux qui s'assoient dans l'herbe et qui arrachent soit des touffes soit des fleurs... Etrange, lui, n'avait jamais ressenti ce besoin irrépressible d'occuper ses mains en détruisant tout autour. Simplement tout son corps en partant à l'aventure. En détruisant sa famille. Salaud. Lâche. Connard. Bref.

- Oui, je veux bien un coup de main, Maddy... dit-il simplement, dans un soupir un peu vaincu. De toute façon, vu où j'en suis...

En fait, la seule chose qui plaisait énormément à Seth, c'était qu'on aille pour lui au-delà de la satisfaction. Dawn aurait tout aussi bien pu aller demander directement à son frère ce qui lui ferait plaisir (et il avait sûrement préparé une liste parce que bien que très indifférent au reste du monde, il avait une certaine idées de souhaits pour la vie, comme avoir son bac, une femme et des enfants, ce que Dawn ne pouvait réaliser) mais ça s'arrêtait à simplement le satisfaire. A ce moment là, on lui donnait des sous et il s'achetait tout ce qu'il souhaitait mais l'argent était tellement... impersonnel ! Dawn n'aurait jamais aimé qu'on lui donne de l'argent et surtout pas ses parents. C'était comme... lui avouer qu'on n'avait pas trouvé de plaisirs dans sa vie et c'était se vouer à la simplicité la plus complète. Seth était son frère, pas un clochard. Donc, il fallait que Dawn découvre tout seul ce qui ferait plaisir à ce gosse bizarre et incapable d'être comme n'importe quel autre gamin de son âge ! (Ce qui était peut-être pas plus mal, puisque Dawn ne connaissait personne d'autre de quinze ans et n'avait donc aucune idée de ce que les ados aimaient.) C'était un peu galère mais au fond, il avait peut-être très envie de se donner cette peine. Il voulait se racheter de l'avoir abandonné tant de temps. A cet instant, Dawn songea que Seth adorerait passer des moments inoubliables avec lui et sa petite nièce adorée, un moment comme un bon Noël au coin d'un feu, avec une grosse dinde cuite au four et le plaisir de se préparer pour le repas, de préparer Ire, dans le rire, la bonne humeur, pleins de lumière dans l'appartement et dans les rues, ainsi qu'une couche de neige invraisemblable et deux ou trois flocons. Rajoutons aussi des cantiques chantés par des gamins, l'odeur du vin chaud dans un marché de Noël... On n'était au Japon, pas en Europe. Il tâcherait de lui donner tout ça. En plus d'un beau cadeau bien emballé sous le sapin.

[C'te classe ! J'ai écrit des tonnes rien que pour Seth ! Wahou ! T'es fière de moi, dis ? XD J'veux un cadeau de Noël maintenant niark niark !]

Maddison continuait de tordre tranquillement sa cuillère tout en réfléchissant comme une forcenée pour trouver une bonne idée.

- Tu lui as demandé ce qui serait suceptible de lui faire plaisir au moins?

Elle savait pertinement que la réponse serait négative. Il n'y avait sûrement pas pensé.

- Je pense que si on faisait un petit tour dans les boutiques, on trouverait quelques idées... Bon, après, ça dépend que du temps libre que tu possèdes...

Maddy reposa sa cuillère maltraitée et s'attaqua à la serviette en papier qu'elle avait posée sur son plateau. Un morceau, puis un second de la même taille... Puis elle regarda sa main, pensive. Quelle vilaine cicatrice...

- Tu veux qu'on s'en occupe maintenant, ou t'as d'autres trucs à faire?

De toute façon, elle n'avait rien de prévu, vu qu'elle n'avait rien ici, Dawn pouvait lui demander ce qu'il voulait, quand il voudrait, elel serait là pour lui. Elle s'ennuyait dans ce payx pourri. Elle était là juste pour l'argent. Pas d'amis, pas de famille. A quoi bon acheter des cadeaux? Pour les envoyer à qui? Elle ne savait pas où était sa meilleure amie, le colis se perdrait. Joyeux Noël Maddison!

- Lâche cette serviette, tu veux ? ordonna Dawn en prenant la main de Maddison, de sorte qu'elle cesse de maltraiter la serviette en papier qu'elle découpait en mille morceaux.

Elle paraissait si mal à l'aise. Est-ce que ça allait continuer comme ça longtemps ou est-ce qu'une après-midi tous les deux à parler de choses et d'autres leur permettrait de se rapprocher et de tuer ce malaise qui s'instaurait dans leur relation ? Il espérait bien, même s'il ne voulait pas renouer avec elle. Dawn n'avait jamais gardé de contacts avec ses ex, il était incapable de savoir comment réagir. Couper les ponts de façon définitive ou garder des contacts amicaux ? Il voulait tenter la deuxième option avec Maddison.

Il se rendit compte qu'il tenait toujours la main de Maddison et qu'elle était susceptible de le prendre ou très mal ou trop bien. Il la lâcha très soudainement et sentit ses joues prendre feu, même s'il se contenta de tousser, histoire de n'en rien laisser paraître. Il se leva brusquement pour aller se chercher une pêche - importées, évidemment - et revint s'asseoir face à son amie, en dévorant à belles dents la chair juteuse du fruit.

- Tu veux y aller maintenant ou t'as des trucs à faire ? demanda-t-il, doucement et pour la mettre en confiance.

Il allait pas la bouffer. C'était pas son genre.