Un tour chez le coiffeur

Elle était désolée pour rien. Sa libido était descendue au plus bas, plus bas que lorsqu'elle lui avait parlé du harcèlement moral que lui avait fait subir l'infirmière (il ne se rappelait déjà plus son prénom...) Il enfila rapidement son sweat-shirt noir très large et chaussa ses vieilles pompes usées jusqu'à la semelle. Maddison galérait avec son chemisier, il lui jeta un coup d'oeil en coin alors qu'il laçait précipitamment ses chaussures.

- Tu veux un coup de main ?

Il aurait tout fait pour être ailleurs, à cet instant. Il s'en voulait beaucoup de s'être interrompu. Alors qu'il mourrait d'envie d'être avec elle. Mais il lui fallait anticiper et il avait décidé, sur un coup de tête, que ça n'allait pas. Rien n'allait jamais avec lui, c'était comme ça. Il fallait se rendre à l'évidence. Il pouvait l'aimer de toute sa force, de tout son être, il pouvait l'aimer à en crever, il y aurait toujours, au fond, quelque chose qui n'allait pas. La nostalgie du temps où il était heureux, seul, sur les pagodes thaïlandaises ou niché dans la cale d'un navire marchand. (S'il avait pu, il aurait demandé à être né aux temps des Explorateurs et, là, il aurait battu Colomb à plates coutures ! "Prends ça dans les dents, vil félon !") Quand il n'aimait personne. Pfiou...

Il ne voulait pas l'aider sans lui demander son accord au préalable, elle était peut-être pudique (pas lui), enfin, il avait remarqué qu'elle l'était plutôt.

Maddison leva la tête vers Dawn, le regard dans le vague. Sa main bandée ne lui facilitait pas la tâche et elle ne se rappelait plus comment elle l'avait mis ce matin. Peut-être qu'il était déjà boutonné et qu'elle l'avait enfilé comme ça. Ses souvenirs restaient flous, le somnifère l'avait abrutie. Elle hocha la tête et présenta les deux bouts de son chemisier à Dawn, timidement. Elle n'aurai peut-être pas du accepter, mais elle ne voulait pas rester trop longtemps dans cette voiture en compagnie de Dawn. Maddy avait du faire une erreur mais ne voyait pas laquelle et réfléchissait le plus vite possible. Elle n'était peut-être plus si désirable qu'avant. Et sa dernière galipette remontait à quelques mois déjà, bien avant son arrivée au Japon. Elle ne se souvenait pas du type. Juste du lit, dont le matelas grinçait très légèrement et Maddy était partie précipitament. Peut-être qu'elle allait faire pareil dans quelques secondes mais elle ne savait pas trop où elle en était. Un peu perdue.

- S'il te plaît, chuchota-t-elle en montrant son chemisier.

Pourquoi "s'il te plaît" ? Il l'aurait fait juste si elle lui avait montré d'un geste vague. Il reboutonna le chemisier avec douceur; il avait des efforts pour ne pas lui arracher lorsqu'il était sous la pression sexuelle, il était capable de le garder en état même sous sa propre pression mentale.

Il ajusta le joli chemisier noir de Maddison. Elle était très sexy dedans et il se demanda pourquoi diable cela ne lui faisait aucun effet. Il eut une quinte de toux, pour signifier son malaise.

- On devrait sortir maintenant, non ? demanda-t-il, sans trop savoir où ils pourraient aller ensuite.

Il sortit de la voiture, referma la portière de son côté et vint ouvrir celle du côté de sa petite amie. Est-ce qu'ils allaient rester ensemble ? C'était trop étrange.

Maddison se contenta de hocher la tête à ce que venait de lui dire Dawn. Elle avait fixé ses mains reboutonnant son chemisier, délicatement et elle eut honte de l'avoir forcé. Elle voulait s'excuser mais les mots avaient du mal à sortir. Elle devait vraiment passer pour la dernière des cruches, pensa-t-elle. Elle enfila prestement ses bottes, prit sa veste et sortit de la voiture, par la porte que Dawn venait d'ouvrir pour elle. Elle le remercia du regard et referma derrière elle. Elle se sentait étrange et ne savait plus quoi faire, dire, penser. Maddy glissa une main dans la poche de sa veste, qu'elle n'avait pas enfilé, et sortit son élastique pour attacher ses cheveux. Elle se cala contre le coffre de la Nissan et attendit une réaction, un signe de la part de son petit ami. Elle n'osait pas faire le premier pas et s'excuser de sa stupidité. La tête baissée, elle croisa ses doigts et les tripotait, nerveusement. Qu'attendait-il d'elle? Maddison préféra se lancer la première:

- Je n'aurai pas du... Enfin... Je t'ai un peu forcé, Dawn... Excuse-moi, j'aurai du sentir le coup venir... ajouta-t-elle, ses joues s'empourprant de secondes en secondes.

- Ce n'est pas ça ! rétorqua Dawn d'une voix ferme et assurée, brutale mais pas forte.

Non, ça ne l'était pas. Pas complètement. Il devait bien avouer qu'il aurait attendu encore si cela n'avait tenu qu'à lui. Mais ça n'était jamais le cas. Et il supposait qu'il aurait renoncé s'il avait encore attendu. Il aurait songé à ça, bien que, présentément, ses pensées fussent dirigées vers la Chine. Non qu'il souhaitât y retourner. Non, bien loin de lui cette idée.

- Ce n'est pas ça, répéta-t-il, plus doucement. C'est moi. Je n'aurais jamais dû te laisser t'embarquer dans une histoire pareille avec un type comme moi. On aurait dû n'être qu'amis.

"Tu crois pas" aurait dû suivre mais Dawn ne croyait pas sain de l'employer ici. Il ne voulait pas qu'elle dise "non" ou "pourquoi ?" Ce soir-là, il n'avait pas trop la force de lui exposer ses raisons. Tôt ou tard, si elle le voulait, d'accord. Pas maintenant.

Ils n'avaient pas rompus, bien sûr. Ils faisaient... un break ? C'était comme ça qu'on disait chez les gens normalement constitués (homme à moustache et femme à seins + organes génitaux respectifs - Dawn et Maddison semblaient correspondre mais on n'était jamais sûr de rien) ? Dawn, au fond, s'en tapait royalement. Il voulait s'éloigner. Savoir si, au loin, elle lui manquerait. Savoir si rester pourrait valoir le coup. Parce qu'elle ne viendrait pas. Elle non plus, elle ne voudrait jamais le suivre.

Maddison soupira et leva les yeux au ciel. Elle ne savait que répondre à ça. Elle enfila sa veste et croisa ses bras sur sa poitrine, fermement. Mais qu'avait-il dans la tête?. "Je n'aurais jamais dû te laisser t'embarquer dans une histoire pareille avec un type comme moi. On aurait dû n'être qu'amis." Mais si Maddy s'était laissée séduire, c'est qu'il y avait bien une raison. Ce n'était pas le fait que Dawn avait des yeux captivants, une voix surprenante, une douceur incomparable sous un masque d'indifférence bien calculé. Peut-être était-il faux, complètement. Qu'elle s'était trompée sur lui. Mais si Maddison était tombé sur lui, ce n'était pas le fruit du hasard. Elle n'y croyait pas à ses conneries. Et si elle s'était laissée embarquer dans cette histoire avec lui, c'est qu'elle voulait plus que de l'amitié. Maddy avait bien calculé ses risques en acceptant de sortir avec Dawn O'Hannigan. Comme une vraie calculatrice. Elle avait compris qu'il partirait un jour, qu'il laisserait tout tomber d'un claquement de doigt. Il ne se poserait pas. Maintenant, elle se retrouvait ici, dans un parking souterrain, frigorifiée, ses vêtements puant la cigarette et le regard perdu. Elle essaya de reprendre ses esprits et tourna lentement la tête vers Dawn, pour le fixer droit dans les yeux. Elle ne savait quoi lui dire, mais elle ne pouvait pas lui dire qu'elle l'aimait. Ce serait comme une sorte de chantage et il n'apprécierait pas. Ses yeux verts contemplèrent ceux de Dawn et elle chuchota, sachant que l'écho de son murmure le rendrait assez audible:

- Qu'est-ce que tu attends de moi, Dawn?

Maddison voulait simplement la vérité, et elle espérait que son regard ferait comprendre ce qu'elle voulait à Dawn. Un peu perdue, peut-être qu'une nuit de repos l'aiderait à fixer ses idées. Il lui en fallait peu pour réfléchir, pas besoin d'une semaine, voire d'un mois pour trouver la bonne solution.

- Qu'est-ce que tu attends de moi, Dawn?

Ce qu'il attendait d'elle ? Pas grand-chose. Elle ne pouvait pas ce qu'il voulait qu'elle fasse. Ce n'était pas un automate. Il attendait beaucoup plus de sa propre part. Ses idées s'entremêlaient : les problèmes qu'il s'attendait à rencontrer, son envie de partir, Seth et elle... Il détestait se prendre la tête, comme ça. Ca faisait vraiment sitcom américaine.

- Qu'est-ce que tu croyais, Maddison ? Que je pouvais, pour une fois, m'attacher à quelqu'un au point d'être amoureux et puis changer comme ça, par amour ? Juste par amour ? Je ne suis pas comme ça ! Je ne change pas et je ne changerai pas. Hier, j'étais quelque part, aujourd'hui je suis là et demain je serai ailleurs, si Dieu le veut ! Je ne veux pas d'une vie à deux. Je ne veux pas d'une vie à deux, répéta-t-il comme une incantation magique qui lui aurait permis de modifier le cours de choses.

Ce n'était trop tôt, ni trop rapide, ni trop irrefléchi. C'était trop compliqué. Dawn se rendait compte maintenant qu'il était très compliqué. Que devait-il lui dire ? Elle était devant lui, morte de froid, essayant de réchauffer ses bras avec ses mains gelées. Il ôta sa veste de cuir et la mit sur les épaules de Maddison.

- Je te ramène, maintenant.

Il était dix-huit heures. Ils n'avaient rien fait du tout mais Dawn était satisfait. Il n'avait pas envie de lui promettre monts et merveilles et de ne rien tenir.

Maddison resta bouche bée face à Dawn. C'était plutôt dur pour elle d'entendre ça. Un cauchemar, un vrai cauchemar, pensa-t-elle. Elle prit délicatement la veste en cuir de Dawn, qui était posé sur ses épaules, la retint un instant du bout des doigts avec dégoût et la lâcha, sur une flaque d'essence. Plutôt mince comme flaque, presque un filet. Un éclair rancunier au fond de ses yeux, Maddy chuchota, comme depuis le moment où elle était arrivée ici:

- Dawn, je n'ai jamais dit que je voulais vivre avec toi. La vie à deux, c'est lorsqu'on habite ensemble, qu'on mange ensemble, qu'on couche ensemble... Et tout le toutim. Or, on ne correspond absolument pas à ce schéma. Je ne croyais absolument en rien. Je profitais du moment présent, avec toi. Et j'aimerai bien que tu me ramènes au pensionnat, s'il te plaît, ajouta-t-elle en se frottant la joue.

Dawn venait de lui passer une douche froide, elle avait l'impression qu'il l'avait giflée. Mais elle venait de lui dire la vérité. Enfin presque. Elle avait eu du mal à imaginer l'avenir avec lui, lorsqu'elle rêvassait. Mais elle voulait peut-être vivre un moment avec lui, juste pour tester. Mais apparemment, ce n'était pas le cas de Dawn. Elle avait su que, lorsqu'elle avait acceptée de sortir avec lui, il ne fallait pas trop rêver et faire attention. Ne rien prévoir de peur d'être déçue. Peut-être était-il comme tous les autres mecs. Ils la décevaient à chaque fois et Dawn n'échapperait sûrement pas à cette règle. Ce qui la décevait encore plus. Elle fit le tour de la voiture et se posta face à la portière avant droite. Maddy hésitait. Mais elle venait de demander à Dawn de la ramener. Au pensionnat. Ou n'importe où, tant qu'elle serait à l'abri de son regard destabilisant.

Dawn se sentit très vexé lorsque Maddison lâcha sa veste. Il repensa à son père un instant, qu'il n'avait pas revu depuis son engagement dans la Marine et qui était mort sans qu'il ne le sache plus tôt. Il se pencha et ramassa la veste de cuir tanné qu'il épousseta avec sang-froid, fait qui l'étonna. Maddison méritait, là, beaucoup plus qu'une vérité pointue. Elle méritait une gifle. Elle n'avait pas manqué de respect à lui mais à son pauvre vieux père qui n'était plus de ce monde pour se défendre. Elle avait balancé, dégoûtée, le plus inestimable cadeau qu'on lui ait jamais fait. Alors qu'il jetait la veste par-dessus son épaule, dans son geste quotidien de petit baroudeur à la manque, son sang fit le tour de ses veines et il sentit un courant froid et électrique le traversé, comme s'il était atteint par la foudre.

Il ouvrit la portière avant de sa voiture, laissa la veste trôner fièrement sur le siège conducteur et claqua la portière avant de se diriger vers Maddison et de l'empoigner par le bras. Il n'était pas violent, il ne comptait pas l'être mais il était si énervé qu'il manqua de la gifler.

- Alors, nous ne sommes pas un couple ? Parce qu'on n'habite pas ensemble, on ne mange pas ensemble, on ne couche pas ensemble. On ne fait rien ensemble qu'un couple puisse faire... On ne fait que parler et fumer ensemble. Comment ai-je pu être assez débile pour penser que ça ferait de nous deux un couple ? Et surtout, désolé d'avoir eu peur un instant que tu veuilles être avec moi définitivement ! Désolé d'avoir voulu anticiper les choses. Ce que je n'avais jamais fait avant toi et que je n'aime pas faire !

Il n'avait pas crié. Il avait simplement parler suffisamment fort et fermement pour qu'elle ne l'interrompe pas. Il lâcha le bras de Maddison, conscient de pouvoir la blesser et s'apprêtait à prendre place derrière le volant, de l'autre côté. Mais il se ravisa, revint vers elle et, son visage si proche de celui de la jeune qu'on aurait pu penser qu'il allait l'embrasser, il murmura :

- Tu n'as plus qu'à rentrer à pied, Maddison.

Il fit un tour rapide autour de la voiture avant de se poser lui même à la place de sa veste qu'il posa à l'arrière avec plus de soin qu'il n'avait dégrapher le soutien-gorge de Maddison, dix minutes plus tôt. Il inséra la clé dans le démarreur et fit rugir le moteur. Attachant une grande importance au fait que Maddison ne soit pas trop proche de la Nissan (sans quoi il l'aurait hâpée en reculant et ça n'aurait pas été très pratique), il manoeuvra pour sortir sa voiture et la voiture disparut à un tournant du parking.

Il la laissa donc seule, plantée dans le parking souterrain du centre commercial. Il tenait donc sa vengeance personnelle : celle d'avoir été stupide pour tomber amoureux et celle d'avoir souillé la veste paternelle.

Dawn était aussi blessé que Maddison apparemment, et c'est ce qu'elle avait cherché. Mais il n'avait pas compris ce qu'elle avait dit, elle avait dû mal s'exprimer sur sa définition de la vie à deux. Pour elle, il y avait le couple qui vivait ensemble, la vie à deux en fait; et puis il y avait le couple. Tout court, qu'elle n'appelait pas la vie à deux. Elle venait de comettre une grosse bêtise en jetant la veste de Dawn dans la flaque mais elle n'aurai jamais pensé que Dawn s'énerverait autant. Il l'empoigna assez fort au bras et elle serra les dents, prête à recevoir une gifle phénoménale. Elle l'aurait bien mérité en fait, et elle n'aurait pas tenté d'esquiver le coup. Mais Dawn n'était pas du genre à frapper une femme. Il n'avait pas capté ce qu'elle avait dit et l'avait déformé pour qu'elle soit dans le tort mais avant qu'elle ait pu rétorquer quoi que ce soit, Dawn s'éloigna. Il revint et Maddy crut qu'il allait l'embrasser. Elle s'apprêtait à le repousser mais il lui dit de rentrer à pied. Un ange passa dans l'air, plutôt électrique. Elle regarda la voiture partir et hurla dans le parking, suffisament fort pour que sa voix porte et qu'un murmure audible traverse l'esprit de Dawn:

- Tu n'as rien compris! Tu me déçois, O'Hannigan!

Maddison savait parfaitement qu'il avait entendu, car la fenêtre de sa voiture était ouverte. Les larmes aux yeux, elle s'appuya contre un poteau et regarda sa main bandée. De rage et de tristesse, elle arracha son bandage, le jeta à terre et partit vers l'ascenceur, plutôt mécontente. Rentrer à pied ne lui faisait pas peur. Mais la voix de Dawn résonnait encore distinctement dans son esprit et la sienne semblait se répercuter encore inlassablement contre les murs du parking.